L’homme à la capuche – Chap 4 – Le peuple des Riens

L’homme à la capuche – Chap 4 – Le peuple des Riens

Les pavés sont sales et poussiéreux. Tout est sec. J’ai soif. Je suis prête à tout pour une seule goutte d’eau. Je suis prête à tout pour une miette de pain. Je suis fatiguée d’avoir soif et faim.
Je suis une vagabonde, une de celles dont personne ne veut. Je suis la pauvre créature qui fait l’aumône et vole pour manger. Je suis la mendiante et je ne connais que la rue et les restes. Je suis comme une bête à l’affût de ce que les humains ne veulent plus et jettent au sol.
Je suis la saleté, la pouilleuse, celle que l’on regarde avec dédain et qui ne génère que des grimaces de dégoût. Je suis celle qui fait peur et répugne. Je suis celle sur qui les gens peuvent cracher ou ignorer à se faire marcher dessus. J’ai besoin d’eux pour survivre. Je le sais bien, eux aussi.
Je suis celle qui rend inhumain. Je fais partie du peuple des Riens.
Je ne sais pas d’où vient ce peuple. Petite je questionnais mes parents sur nos origines, notre peuple. Mon père souriait à mes questions mais jamais n’y répondait quand ma mère elle me répétait sans cesse d’un ton monocorde “arrêtes avec tes histoires”.
J’ai toujours vécu ainsi, à me contenter de rien ou de ce qui est pourri. Mes parents et les gens de ce peuple ne semblaient pas s’interroger sur nos origines. Cela ne les intéressait pas.

J’ai grandi avec les “Riens” dans un enclos de pauvreté où nous sommes entassés à l’extérieur de la ville, sans eau, sans rien, sans abris. Encore plus d’aridité pour ceux et celles qui n’ont déjà rien.
J’ai toujours cru que notre peuple était fort et résistant face à l’adversité de la vie.
Petite, j’étais fière d’être une “Rien”.

J’ai grandi et ce qui me paraissait être un privilège dans mon monde d’enfant devint une réalité bien trop violente à supporter. Ma mère s’inquiétait toujours pour moi. Elle disait que j’étais fragile et malade, m’interdisant presque de sortir de l’enclos sous prétexte de me préserver. Ma curiosité fut plus grande que sa peur et je réussis à convaincre un de mes frères de m’amener avec lui chez le peuple des humains.
Personne ne m’a regardé. Je n’existais pas. J’étais invisible. Au début, j’ai trouvé cela très facile d’aller chez les humains. Je les observais vivre une vie que je n’aurais jamais.

Je faisais partie du décor, telle la marche d’un escalier au recoin d’une ruelle. Plus j’osais m’enfoncer dans la ville, plus je me sentais devenir visible. Je compris alors plus je m’approchais du marché et de la nourriture plus j’existais aux yeux des humains. Je compris alors réellement ce que fût d’être un Rien pour les Humains.

Je réussis à me faire une place dans un quartier de la ville, celui des commerçants et du marché, là où grouille et s’entasse la nourriture et les Humains, car tout le monde mange. Sauf moi. J’avais compris que je devais me laver, ne pas sentir mauvais et ne pas voler pour me faire accepter dans leur monde. Cela ne suffisait pas, je le savais. Avec le temps, certains commerçants me donnaient des tâches contre un fruit, une date, une miette de pain.

La misère est avantageuse et peu coûteuse pour ceux qui ne la vivent pas. Parfois, cela marchait, parfois non. J’avais compris que je devais instaurer de la confiance, même si je sentais leur méfiance. Même si on lutte pour ne pas voler, il arrive ce moment où la faim est trop grande, trop vitale.
Ce jour-là, je me dirige vers le marché. Il me faut une orange pour assouvir ma soif et ma faim. Leur odeur embaume le marché. Il y a beaucoup de monde. Je me faufile. Je suis déterminée même si je me sens pétrifiée de peur à l’idée de me faire prendre pour une orange.

Je me glisse dans la foule et me fais porter par elle jusqu’à l’étal vertigineux d’oranges. Je ferme les yeux et glisse la main pour en attraper une et une main saisie mon poignet. Mon cœur s’arrête. C’est une main d’homme. Je vais mourir. Je suis paralysée. Il tire mon bras pour me démasquer. Je n’ose pas ouvrir les yeux. Je me sens tellement honteuse.

Les yeux toujours fermés, mes lèvres desséchées et craquelées murmurent : « J’ai soif ».
J’entends une voix d’homme parler au marchand. Il n’a pas lâché mon poignet. J’ai toujours l’orange dans la main. Je tremble. J’ai peur de le regarder. Il me dit d’ouvrir les yeux. Agenouillé devant moi, il me dit que l’orange est à moi. J’ose ouvrir les yeux et les baisse aussitôt. J’ai peur de son regard qui va me juger et me condamner.

Je le sens chercher quelque chose, sûrement dans un sac. Et là, son autre main me propose quelques dattes. J’ai envie de me jeter dessus pour les dévorer. Je me retiens et les saisies aussi vite qu’un chien affamé. J’ai envie de partir en courant, trouver un coin tranquille et à l’abri des regards où je pourrais avaler au plus vite ma récolte du jour. Il lâche mon poignet. Il a compris. Il sait. Comme une voleuse que j’ai failli devenir, je cherche à sortir de ce labyrinthe pour aller au plus vite engloutir ce que cet homme a bien voulu m’offrir.

Cet homme à la peau mate et au regard si clair a bouleversé ma vie. Personne ne m’avait jamais regardé, vu et tendu la main. Il est devenu mon sauveur et je souris en sentant le jus de l’orange couler sur mon menton. Elle est délicieuse.

Je pourrais donner ma vie rien que pour revivre ce moment. Je pourrais mourir maintenant que je me sens exister. Suspendue dans le temps, j’en oublie d’être vigilante et me fais bousculer. Le visage au sol, mon orange roule dans la poussière et s’écrase sous les pas lourds des passants. Je me jette dessus pour récupérer ce que je peux.

Il n’y a plus rien. J’ai envie de pleurer. Je suis en colère. C’est trop injuste. C’est trop dur. Pourquoi me reprendre aussi vite le peu que j’ai?

Je cours pour sortir de la ville. Je n’arrive plus à respirer. J’ai la sensation d’avoir déjà vécu cela. J’ai mal dans la gorge. J’étouffe, je manque d’air. Je sens que mon corps ne sait pas comment gérer cet étranglement. Je panique. De gens me crient dessus, me poussent pour ne pas être sur leur passage. J’ai la nausée.

Un bruit sourd bourdonne dans mes oreilles puis dans le silence absolu.

Une odeur de menthe m’extirpe de je ne sais où. Allongée sur une paillasse, je me redresse sur les coudes et me retrouve dans une grande cuisine où des femmes s’affairent. Une d’elles me regarde et en appelle une autre toute potelée en me voyant réveillée. Elle me dévisage, s’approche et prend mon visage entre ses mains puis le tourne dans tous les sens pour le scruter. Elle me dit que je sens mauvais et me montre le seau d’eau dans un recoin isolé de la pièce. Je me lève difficilement et fais ce qu’elle me dit. Il y a un morceau de savon qui sent la rose posé sur du linge propre. Je n’ose me déshabiller. Elle se plante devant moi, me tourne le dos pour me protéger du regards des autres. je n’ai jamais été aussi rapide alors que je rêvais de prendre mon temps, pour profiter de cet instant que je ne revivrais certainement jamais. Elle tourne sa tête de temps en temps pour savoir où j’en suis et me dis de me dépêcher. Elle me montre les linges propres et m’ordonne de les mettre. Une fois habillée, elle prend mes guenilles et les jette au feu. Je ne me sens pas du tout à ma place. Gênée, je réalise alors que je suis dans un Riad de la Medina. 

Elle me montre un tabouret bas à côté d’elle. Je m’exécute. Elle attrape mes cheveux et commence à les démêler. Jamais je n’aurais pensé qu’elle puisse être aussi douce que l’orange. Chacun de ses mouvements est délicat. Elle prend des ciseaux et des mèches tombent sur mes épaules. Je me laisse faire et ferme les yeux. Je ne comprends pas du tout ce qui m’arrive, chez qui je suis et pourquoi les gens sont gentils avec moi. 

Aussitôt les cheveux coupés, elle me temps un bol en me dit sèchement de vite manger ma bissara (soupe de fève). Toutes les femmes de la cuisine me regardent manger comme si elles n’avaient jamais vu personne avant moi manger. Je n’ose pas bouger. Devant leur insistance, je me lance et dévore ma soupe. Des éclats de rire jaillissent autour de moi et certaines se mettent à chanter. Je n’ai jamais mangé une chose aussi délicieuse, hormis mon orange. Je ris avec elles.

Soudain, tout le monde s’arrête de rire et retourne à ses tâches. J’entends des pas et son regard vient à moi. Il est là, debout et majestueux. Il me fixe longtemps sans dire un mot. Je baisse les yeux. Alors c’est lui qui est revenu me chercher. C’est l’homme à l’orange.

Il me fait signe avec la tête de me lever. Je me sens tellement maladroite dans mes mouvements. Il s’approche de moi et me dit calmement et fermement : « Ici sera désormais ta demeure. Je serais ton maître et ton protecteur si tu acceptes de me servir. Tu t’occuperas du linge et des orangers. Tu aideras quand la femme te demandera” en désignant du regard la femme potelée. “Elle te montrera les règles de la maison. Tu auras à boire et à manger et de quoi t’allonger. Si tu voles, mens ou désobéis, tu retourneras dans la poussière et dans le néant. »

Le peuple des Humain m’a tendu une main ce jour-là. Je me sentis privilégiée. Pour une orange et ne plus jamais avoir faim, je lui ai tout donné. J’ai abandonné les Riens et les miens.

J’ai servi ce maître et son fils toute ma vie. J’ai toujours été la plus obéissante de toutes. Je n’ai jamais voulu les décevoir et toujours cherché à les satisfaire. Irréprochable, chanceuse et redevable, je me suis sentie libérée de la rue tout en devenant prisonnière de leurs murs. J’ai toujours honoré ma parole. Lui aussi.

Aujourd’hui, je suis vieille, je m’occupe toujours du linge et des orangers. Je regarde souvent le ciel depuis le patio et imagine ce qu’aurait été ma vie sans lui et ces murs qui me protègent de la rue. Je ne le saurais jamais.

Le thé est chaud, la fumée s’évapore autour de moi. Je vais mourir ici. Je le sais. 
Je suis heureuse qu’elle cesse. J’ai envie de dormir et d’une vie meilleure. Je ne sais pas si je reviendrai un jour, ailleurs et autrement. J’aimerais connaître autre chose, un monde où les Riens et les Humains ne feraient qu’un. J’aimerais me sentir libre de choisir ma vie et de ne me soucier de rien.

Je ne connais pas le sentiment de liberté et pourtant, elle me manque. Pourquoi me manquerait-elle si je ne la connais pas ? Je ferme les yeux et je pense à mes parents et ma famille que j’ai abandonné dans la poussière. Je me sens égoïste et faible.

Je m’allonge près du feu de la cuisine. J’ai froid. Mes vieux os me font mal. Je suis fatiguée. Fatiguée de lutter, de survivre, d’obéir, de servir, de me sentir redevable, esclave et dépendante d’un maître pour une seule orange.
Cette fatigue de la vie me questionne. Je ne veux plus jamais être un Rien. C’est la seule chose que je sais. Je pense à ce cheval blanc qui traverse au galop mes quelques rêves. J’ai envie de monter dessus et qu’il m’emmène loin, très loin d’ici. Je sens son souffle sur mon visage. Je m’agrippe à sa crinière et grimpe sur son dos. Je m’accroche à lui et dans sa course folle je ne me suis jamais sentie aussi libre. Je m’endors sans réponses. “

Adeline Ferlin

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